L’économie numérique


L’économie numérique renvoie à une transformation récente et majeure de la dynamique économique contemporaine. Bien qu’elle touche à de multiples secteurs, elle fut impulsée par un secteur émergent et en forte croissance qui s’inscrit dans le prolongement des technologies de l’information et des communications (TIC), à savoir les technologies numériques, qui comprennent les applications de plateformes, les données massives, l’intelligence artificielle, etc. Cette transformation est apparue en deux phases, dans le sillage des développements observables à la Silicon Valley.

La première vague s’étend de la fin des années 1990 au début des années 2000. Elle renvoie aux entreprises désignées sous l’acronyme GAFAM, avec l’apparition de nouvelles compagnies comme Amazon (1994), Google (1998) et Facebook (2004), mais aussi avec l’adoption de plateformes numériques par des compagnies plus anciennes comme Microsoft ou Apple. La seconde vague s’est déployée à partir de la fin des années 2000. Elle correspond à l’émergence des entreprises de l’économie à la demande (gig economy), comme Airbnb (2008), Taskrabbit (2008), Uber (2009), SkipTheDishes (2012), Foodora (2014), etc.

Au Québec, l’économie numérique a pris son essor plus tardivement, à partir du milieu des années 2010, avec la mise en place de laboratoires de recherche et l’implantation de filiales d’entreprises étrangères du numérique : installation en novembre 2016 du laboratoire de Google Brain sur l’apprentissage profond, acquisition par Microsoft en janvier 2017 de l’entreprise Maluuba, spécialisée en reconnaissance du langage, ouverture en septembre 2017 d’un laboratoire financé par Facebook sous la direction d’une professeure de l’Université McGill, etc.

Le développement de l’économie numérique implique des continuités et des ruptures, certains éléments déjà existants se sont intensifiés alors que d’autres se révèlent complètement inédits. On ne saurait toutefois l’expliquer à partir du simple surgissement de nouvelles technologies. Certes, ces dernières ont des incidences importantes sur la dynamique sociale, mais à l’inverse, leur apparition et leur utilisation peuvent tout aussi bien être expliquées en rapport à un contexte social déterminé. En fait, comme toute transformation économique importante, l’avènement de l’économie numérique recoupe trois dimensions fondamentales où des changements se sont opérés de façon parallèle et complémentaire : au niveau du discours, des institutions et des pratiques.

Discours, institutions et pratiques

La dimension idéologique du discours sur l’innovation technologique

L’économie numérique se présente d’abord sous la forme d’un discours qui vise à faciliter le développement des technologies qui lui sont propres et à consolider les transformations institutionnelles et organisationnelles qui lui sont nécessaires. Ce narratif se déploie dans le prolongement d’un discours plus ancien qui était propre à la « nouvelle économie », progressivement élaboré au cours des années 1990, et qui posait l’innovation technologique comme un moteur désormais névralgique du développement économique.

Ce discours emprunte la forme d’une injonction, c’est-à-dire qu’il nous incite à nous adapter à une mutation technologique et économique qu’on nous présente par ailleurs comme étant inéluctable. Certains désignent ce type de discours comme une « économie de la promesse techno-scientifique »[1], caractéristique du développement de l’informatique, des biotechnologies et des nanotechnologies, mais aujourd’hui aussi de l’intelligence artificielle qui est au cœur de l’économie numérique[2]. La « promesse » inhérente à ce genre de discours revêt un double sens, à la fois positif et négatif.

Du côté positif, ce discours fait la promotion des technologies numériques comme autant de créneaux porteurs qui favoriseront l’apport de capitaux, la mise sur pieds d’entreprises innovantes et la création d’emplois à haute valeur ajoutée. On insiste alors sur l’urgence d’agir, en faisant état d’un supposé « retard » accumulé qu’il nous faudrait rattraper. On soutient aussi que les pays qui se situent à l’avant-garde constitueront les leaders économiques de demain. On se compare alors aux autres pays ou, dans le cas du Québec, aux autres provinces, en déterminant des cibles à atteindre au cours des prochaines années.

Du côté négatif, ce discours présente la « transition » numérique comme une fatalité, en se fondant sur une philosophie relativement simpliste et des formules plutôt tranchées : « on n’arrête pas le progrès ! » On insiste donc sur la marche inéluctable du progrès pour affirmer que l’adoption des technologies numériques est inévitable. On s’appuie ainsi sur les expériences passées, faisant état de l’adoption au fil des dernières décennies d’une multitude de technologies devenues omniprésentes. L’économie numérique est alors présentée comme le résultat de forces naturelles ou historiques sur lesquelles nous n’avons pas d’emprise et qu’il ne nous reste plus qu’à embrasser.

Or, ce double procédé discursif tend à nier un fait essentiel, à savoir que ces technologies n’ont pas à être adoptées en bloc et sans questionnement, qu’il est possible de faire la part des choses, d’en privilégier certaines et d’en exclure d’autres et ainsi de moduler cette fameuse « transition numérique » selon nos objectifs de société. Autrement dit, ce discours occulte le fait que le développement et l’adoption de nouvelles technologies supposent tout un bouleversement institutionnel et organisationnel qui constitue, en définitive, un choix de société, un choix politique. C’est la raison pour laquelle ce discours revêt un caractère idéologique, dans la mesure où il nie le caractère politique des transformations qu’il suggère, celles-ci étant présentées comme impératives ou comme le résultat de processus inéluctables sur lesquels nous n’avons pas de contrôle[3].

Les stratégies et mesures institutionnelles

Pour que ce discours sur l’économie numérique entraîne des effets concrets et durables, il faut que s’opère un passage à l’acte, ce qui implique l’adoption d’un ensemble de politiques, de stratégies et de mesures institutionnelles qui permettent de lui conférer une effectivité réelle. Au Québec, cela s’est opéré notamment avec l’adoption du Plan d’action en économie numérique de 2016 et, plus récemment, avec celle de la Stratégie québécoise de recherche et d’investissement en innovation 2022-2027 (SQRI2)[4].

En plus de s’inscrire dans le cadre narratif de l’économie de la promesse, ces documents d’orientation stratégique visent à créer un environnement favorable à l’innovation technologique, en particulier dans le secteur du numérique. Ils mettent ainsi de l’avant un ensemble d’objectifs et de mesures institutionnelles afin de favoriser l’essor d’une économie numérique au Québec. Ces dernières s’inscrivent dans la continuité des mesures qui étaient également caractéristiques de la « nouvelle économie » et qui furent consolidées au Québec en 2001, avec l’adoption de la Politique québécoise de la science de l’innovation (PQSI)[5].

On peut regrouper les principales mesures visant à encourager l’innovation technologique sous trois grandes catégories[6] :

  1. L’aide fiscale : on stimule les initiatives de recherche et développement (R-D) réalisées par les entreprises en leur offrant des crédits d’impôt liés aux salaires du personnel affecté à ces activités ou aux projets réalisés dans le cadre de consortiums de recherche.
  2. Le transfert technologique : on encourage les collaborations entre les universités et les entreprises en mettant en place une panoplie d’organismes d’intermédiation qui facilitent leur rapprochement et en créant une multitude de subventions de recherche conditionnelles à l’établissement de partenariats.
  3. Le capital de risque : on cherche à accroître le financement par capital de risque afin de favoriser le développement d’entreprises émergentes par l’instauration de fonds gouvernementaux ou l’encouragement à créer des fonds institutionnels et privés.

Le déploiement de ces mesures a suscité une intensification des activités consacrées à l’innovation technologique par les grandes entreprises. Cet essor s’est manifesté à l’interne par une augmentation des ressources consacrées à la R‑D, mais aussi par une double forme d’externalisation des activités d’innovation technologique : d’une part, avec la multiplication de collaborations établies avec des centres de recherche publics et, d’autre part, avec la prospection et l’acquisition d’entreprises émergentes développant de nouvelles technologies.

De nouvelles pratiques d’affaires : l’entreprise de plateforme

Bien que sur le plan du discours et des mesures institutionnelles on puisse établir que l’économie numérique s’inscrit en grande partie dans la continuité de la nouvelle économie, un changement majeur s’est toutefois opéré au niveau des pratiques d’affaires. En effet, l’économie numérique se caractérise par une rupture radicale en ce qui concerne l’émergence d’un nouveau modèle d’affaires et d’un nouveau type d’organisation : l’entreprise de plateforme[7].

On peut résumer les caractéristiques générales de ces entreprises géantes du numérique à travers cinq grands traits distincts :

  1. L’intégration de pratiques préexistantes : ces entreprises favorisent l’expansion et l’intensification de pratiques économiques jusque-là relativement marginales, relevant de l’économie informelle ou domestique, en les intégrant dans les circuits de commercialisation et de production menés par la grande entreprise, qu’il s’agisse de la location temporaire de logement, du covoiturage ou de petits boulots.
  2. La centralité des données : les revenus de ces entreprises proviennent de la collecte, de l’analyse et de la valorisation de données. Cette valorisation repose sur l’imposition de frais de transaction pour la vente et l’achat de biens et services entre les usagers ou sur la perception de revenus tirés de publicités ciblées ou d’études de comportements. L’extraction de données est elle-même rendue possible par le déploiement de plateformes numériques qui permettent de mettre en relation et de coordonner une multitude d’usagers. Ces données constituent l’élément désormais névralgique et le nerf de la guerre des stratégies des géants du numérique.
  3. La tendance aux monopoles : ces entreprises cherchent à imposer leurs plateformes comme des intermédiaires exclusifs ou des marchés uniques pour l’échange de biens et services. Leur stratégie est donc fondamentalement monopolistique. Nous ne sommes pas devant une concurrence de marché, mais bien devant une concurrence entre des marchés, c’est-à-dire entre des plateformes concurrentes. Cela explique la tendance à une croissance externe accélérée, multipliant les fusions et acquisitions stratégiques, entraînant des bilans financiers négatifs sur plusieurs années, aussi longtemps que ces entreprises s’efforcent de s’imposer comme des joueurs uniques dans leurs créneaux respectifs.
  4. Le contrôle des règles de fonctionnement : en imposant leurs plateformes comme des intermédiaires exclusifs, non seulement ces entreprises peuvent déterminer librement leurs tarifs, elles acquièrent également un contrôle absolu sur les règles qui encadrent les activités qui s’y déroulent. Ces règles sont contenues dans les conditions générales d’utilisation (CGU) que l’usager s’engage à respecter en utilisant leurs technologies. Par ailleurs, ces entreprises misent sur les effets perturbateurs de leurs technologies afin d’ignorer ou de contester les réglementations publiques qui sont en vigueur.
  5. La négation du travail : enfin, ces entreprises génèrent de nouvelles formes de travail précaires et atypiques, comme le travail à la demande ou le travail du clic, n’offrant aucunes protections, des horaires variables et une rémunération très souvent inférieure au salaire minimum. En fait, ces entreprises refusent de reconnaître les activités qu’elles encadrent comme étant du travail, préférant utiliser des termes qui nient cette réalité comme celui d’« usager », de « collaborateur » ou de « consommateur », et en évitant celui de « travailleur ».

Conclusion

L’économie numérique entraîne des effets délétères sur les conditions socioéconomiques d’un nombre de plus en plus grand de travailleurs qui dépendent des plateformes des géants du numérique pour arrondir leurs fins de mois ou assurer leur subsistance. Elle a aussi des effets très graves sur le plan environnemental, l’infrastructure qui lui est nécessaire (cellulaires, tablettes, ordinateurs, réseaux, antennes, câbles, centres de données, etc.) se révélant de plus en plus gourmande en énergie et en ressources[8]. Or, ces impacts négatifs pointent la nécessité de considérer de manière critique la rhétorique de l’économie de la promesse qui présente la transformation numérique comme un processus inéluctable. Des décisions sont prises en quelque sorte par défaut alors qu’elles devraient être l’objet de choix éclairés et politiques. Contre les réflexes trop naïvement technophiles ou trop rapidement technophobes, l’enjeu de fond consiste alors à savoir quel genre de transition numérique doit être mise en place : quelles technologies faut-il encourager prioritairement ou interdire, avec quel encadrement et dans quelles conditions, avec quelles ressources et quelle intensité, mais surtout pour quels usages et quelles finalités ?

[1] Pierre-Benoît Joly, « À propos de l’Économie des promesses techno-scientifiques », dans Jacques Lesourne (éd.), La Recherche et l’Innovation en France, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 231-255.

[2] Maxime Colleret et Mahdi Khelfaoui, « D’une révolution avortée à une autre ? Les politiques québécoises en nanotechnologies et en IA au prisme de l’économie de la promesse », Recherches sociographiques, vol. 61, no 1, 2020, p. 163-188.

[3] Éric N. Duhaime, « Le nouveau mode de production de la connaissance et la mise en place d’une nouvelle économie au Québec », Revue Interventions économiques, no 67.

[4] MEI, Plan d’action en économie numérique : pour l’excellence numérique des entreprises et des organisations québécoises, Québec, Gouvernement du Québec, 2016 ; MEI, Inventer, développer, commercialiser : stratégie québécoise de recherche et d’investissement en innovation 2022-2027, Québec, Gouvernement du Québec, 2022.

[5] MRST, Savoir changer le monde : politique québécoise de la science et de l’innovation [2001], Chicoutimi, Les classiques des sciences sociales, édition numérique, 2014

[6] Éric N. Duhaime, L’économie numérique : portrait et enjeux au Québec, Rapport de recherche de l'IRÉC, 2022.

[7] Nous nous inspirons ici de différents ouvrages, notamment : Antonio A. Casilli, En attendant les robots : enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019 ; Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, 2018 ; Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance : le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, Paris, Éditions Zulma, 2019.

[8] Frédéric Bordage et al., Empreinte environnementale du numérique mondial, GreenIT.fr, 2019.

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