Le cas de Champneuf et la notion de forêt de proximité
Voilà bientôt cinq ans que la crise forestière sévit. Les fermetures d’usines et les réductions de postes ont profondément transformé la structure d’une industrie qui a jadis joué un rôle déterminant dans l’économie du Québec. La capacité productive globale du secteur a diminué d’environ vingt-cinq pour cent alors que plus de 15 000 emplois ont disparu, engloutis dans ce que le milieu a pris l’habitude de qualifier de tempête parfaite. Dans les régions du Québec, les fermetures d’usines n’ont pas seulement causé l’augmentation du chômage, elles ont ruiné une certaine vision de l’avenir, rendu caduque une façon de se représenter leur vocation économique. Aux difficultés inhérentes au tassement de l’emploi et à la réduction des revenus, s’est ajouté le désarroi provoqué par une incapacité de repérer clairement quelles pourraient être les voies de l’avenir, les pistes alternatives.
Frappés de stupeur, les acteurs réunis autour du Conseil de l’industrie forestière n’ont pas manqué d’accroître le sentiment d’insécurité en répétant ad nauseam un discours pessimiste qui ne laissait guère de place à la recherche sereine de solutions de renouvellement. Les revendications d’abord mises de l’avant pour faire face aux difficultés se sont vite trans-formées en véritables mantras : il fallait baisser le coût de la fibre, répétait-on sur toutes les tribunes, c’était là la chose à faire pour éviter que ne s’accélère la descente aux enfers. Coincé par les règles de l’ALENA, le gouvernement du Québec a plutôt cherché des expédients, tentant, tant bien que mal, de réduire les charges pour concéder à l’industrie un peu de marge de manœuvre. En vain.
Le différend du bois d’œuvre avec les États-Unis avait donné un premier coup de semonce et ébranlé durement des entreprises fortement intégrées du complexe papetier québécois. Le règlement pour le moins boiteux du différend commercial – un versement de près d’un demi-milliard de dollars et un litige non réglé sur le fond – n’a pas suffi à mettre un terme aux difficultés que cette crise a révélées. La vulnérabilité du modèle industriel dominé par l’industrie papetière n’a fait que s’accroître. Au fur et à mesure et à mesure que les facteurs se sont déployés (volatilité de la devise canadienne, effondrement de la demande, réduction de l’approvisionnement, etc.), la lecture de la crise est devenue plus limpide. Il ne s’agissait pas d’une très forte contraction conjoncturelle, mais bien d’une crise structurelle qui allait forcer des réaménagements majeurs et douloureux.
Les mantras sur le coût de la fibre ont vite fait de ne plus suffire. Et l’évidence a commencé à s’imposer de la nécessité de revoir en profondeur non plus seulement les modèles d’affaires des usines en difficultés, mais bien le paradigme forestier dans son ensemble. Le rapport de la Commission Coulombe avait ouvert les premières brèches, la crise a imposé la nécessité de la révision globale. De consultations en Livre vert, de consensus en com-promis, les principaux acteurs de l’industrie ont tenté tant bien que mal de dresser un espace de solution qui pourrait faire l’objet d’un consensus assez ferme pour rendre possible l’adoption d’un nouveau cadre juridique, d’un nouveau régime forestier. Ce n’est toujours pas chose faite. Et plus la crise se prolonge et moins solides apparaissent les consensus si laborieusement obtenus.
C’est que, plus le temps passe, moins il apparaît possible de restaurer le paradigme industriel forestier en maintenant ses fondations. Ceux-là qui pensaient pouvoir rénover le régime forestier, réorganiser l’exploitation forestière et redresser la structure industrielle en maintenant une certaine continuité dans les approches et les façons de faire sont en quelque sorte pris de vitesse par les effets de la crise elle-même. Des géants papetiers contraints de se restructurer sous la protection des tribunaux, des usines impossibles à recycler à coûts raisonnables en raison des contraintes d’approvisionnement ou parce que la demande ne les soutient tout simplement plus ou encore parce que la concurrence des pays émergents a trop radicalement changé la donne, chaque mois qui passe apporte son lot de mauvaises nouvelles. Le pessimisme du Conseil de l’industrie forestière ne cesse de s’étaler sur la place publique. « C’est clair qu’il y a encore 500 000 tonnes de trop » déclare son PDG (Cyberpresse, 27 décembre 09) pour prévenir qu’à 3,8 millions de tonnes de papier journal la capacité productive du Québec doit encore baisser. Peu à peu s’impose l’idée que la production papetière ne pourra plus être au cœur de notre paradigme forestier.
Les hypothèses sur une éventuelle sortie de crise ne font que redire une radicalité que la plupart des acteurs se refusent encore à envisager sérieusement : il faudra non pas rénover, mais fonder autrement le régime forestier, lui donner des assises inédites, lui fixer des règles et des orientations qui vont forcer l’ensemble des acteurs à se redéfinir dans une redistribution des rôles et un repositionnement dans les marchés qui vont faire appel à une audace et un sens de l’innovation que peu d’entre eux ont manifesté jusqu’ici. Bien que plusieurs reconnaissent qu’il y aura encore de la place pour produire du papier hygiénique, des cartons d’emballage et autres produits de niches, il commence à devenir évident que de nouveaux usages de la forêt et du bois devront charpenter notre paradigme forestier : utilisation de la biomasse à des fins énergétiques, accentuation de la transformation et surtout sophistication des produits du bois vont occuper une place dont les caractéristiques et le poids relatifs restent à définir. La révolution forestière est inévitable.
La forêt occupe une place trop névralgique dans l’économie des régions pour que l’on puisse imaginer que le remplacement de l’industrie forestière par un autre type d’activité économique peut être sérieusement envisagé. Même amoindrie, la forêt québécoise demeure une richesse fabuleuse. Il est clair qu’à terme, une nouvelle structure industrielle va se recomposer. Mais ce ne saurait d’abord être laissé aux seules forces du marché. Ce sont les règles d’attribution de la forêt publique qui feront la différence, qui provoqueront et orienteront le paradigme forestier requis pour assurer le rétablissement d’une structure industrielle performante, garante d’une prospérité durable. Mais puisqu’il s’agit d’une nécessité incontournable, c’est la volonté politique qui fera la différence. La forêt est une ressource collective, son exploitation une affaire de vision du développement et de mobilisation de l’entrepreneuriat aussi bien que de considérations de marché.