Cette thèse s’intéresse aux défis de la gestion des tensions au sein d’une organisation pluraliste de l’économie sociale et solidaire : la coopérative de solidarité. La coopérative de solidarité est un nouveau type d’organisation légalement créé au Québec en 1997 et qui innove par son multisociétariat institutionnalisé. En effet, la coopérative de solidarité doit inclure parmi ses membres ainsi qu’à son conseil d’administration au moins deux des trois catégories de membres suivantes : membres utilisateurs, travailleurs ou de soutien. Cette structure de gouvernance multipartite met en présence des parties prenantes aux besoins et intérêts divers, mais qui ont un pouvoir égal au sein de l’instance. La question au cœur de notre démarche est celle de la gestion des tensions (ou plutôt, dirons-nous plus loin, de la gestion « malgré les tensions ») dans le contexte d’une coopérative de solidarité en environnement. Nous avons choisi d’étudier une telle organisation en adoptant une perspective du paradoxe, c’est-à-dire dans l’acceptation et le maintien des tensions. Nous nous inscrivons dans la perspective de la pratique et proposons que certains outils sociomatériels médiatisent les tensions dans l’organisation.
Le premier article de la thèse présente une approche conceptuelle et méthodologique pour aborder les tensions dans la double perspective du paradoxe et de la pratique. Dans la première partie de l’article, nous recensons les écrits principaux ayant traité de la gestion de la tension entre autonomie et contrôle dans les organisations et en dégageons les tendances, notamment quant au manque de considération des outils sociomatériels et de leur rôle dans les tensions. À la lumière de ces constats, nous proposons une approche inspirée de la sociologie des épreuves, plus spécifiquement des apports de la sociologie de l’acteur-réseau et des économies de la grandeur. L’approche permet de poser un nouveau regard sur les tensions dans la pratique qui accorde aux outils sociomatériels une place d’acteur tout en permettant de maintenir et d’accepter les tensions, et ce, tant sur le terrain que dans l’analyse. C’est cette approche qui a guidé le travail de collecte et d’analyse des données empiriques pour les deux articles suivants.
Dans l’article 2, à travers l’étude longitudinale de certains enjeux de gouvernance de la coopérative, nous mettons en lumière le rôle changeant et surprenant de divers chiffres (associés à la comptabilité, à la démocratie, etc.) dans les tensions rencontrées au sein du conseil d’administration sur une période de dix ans. Ce suivi dans le temps permet de constater que les chiffres peuvent exacerber, apaiser et maintenir le paradoxe « contrôle-collaboration ». L’analyse permet aussi de saisir l’action paradoxale des chiffres et des outils chiffrés à travers diverses micro-pratiques stratégiques. Cet article alimente les connaissances des pratiques concrètes permettant de maintenir et d’accepter le paradoxe « contrôle-collaboration » de la gouvernance : il propose que les chiffres médiatisent cette tension en modifiant la distance entre le conseil d’administration et la direction de la coopérative et en fournissant un langage qui simplifie, standardise et dépersonnalise des enjeux complexes.
Dans l’article 3, nous étudions les pratiques textuelles par lesquelles est abordée la tension entre « le social » et « l’économique », tension qui s’exprime entre ancrage communautaire et développement commercial dans la coopérative étudiée. La méthode d’analyse textuelle développée permet la constitution d’une grille de repérage basée sur les tensions constitutives de l’organisation, telles qu’exprimées dans sa mission. L’analyse des sites Internet (régulier et de ventes en ligne) de l’organisation à partir cette grille est inspirée par les stratégies génériques de gestion des tensions et paradoxes (Poole et van de Ven, 1989). Alors qu’une analyse formelle suggère une séparation des deux pôles en deux sites Internet distincts (le social dans le site régulier; l’économique dans le site de ventes en ligne), l’analyse en profondeur des textes montre comment ceux-ci permettent de reformuler et reconnecter les pôles. En particulier, l’analyse démontre comment le social et l’économique sont textuellement associés, mais aussi comment chacun des pôles est marqué par des tensions internes. Les sites Internet apparaissent comme des « sites d’action » permettant à la fois d’exprimer (en séparant les pôles en deux espaces) et d’accepter la tension (en reliant les deux pôles dans les textes et entre les textes) en constituant une organisation aux visées à la fois sociales et économiques.
Les résultats de la recherche indiquent que bien que la gestion « malgré les tensions » soit un défi constant, l’organisation étudiée ne peut évoluer sans ces tensions. Divers outils sociomatériels interviennent dans leur médiation en modifiant la distance entre les pôles en tension. Notre thèse propose une contribution 1) à la littérature sur les tensions organisationnelles, en l’alimentant d’observations, empiriques, de pratiques concrètes inscrites dans une perspective du paradoxe; 2) à la littérature sur les pratiques, par l’attention portée aux outils sociomatériels inscrits dans ces pratiques, tout en 3) bouclant la bouche « tensions-pratiques-sociomatérialité » en proposant et en démontrant que certains outils sociomatériels jouent un rôle d’acteurs dans la médiation des tensions organisationnelles, dans la pratique.