Robert Laplante et François L'Italien, respectivement directeur-général et directeur adjoint de l'IRÉC
Paru dans Le Devoir du 19 décembre 2022, vol CXIII, no 289, p. A7
Dans l’allocution qu’il a prononcée à l’occasion du congrès annuel de l’Union des producteurs agricoles (UPA) qu’il préside, Martin Caron a exprimé son inquiétude devant une statistique accablante : la moitié des terres agricoles mises en vente au cours de l’année dernière ont été achetées par des non-agriculteurs. La moitié des terres !
Deux choses frappent devant ce constat. D’abord, il est renversant de constater que l’UPA a dû développer une veille sur les transactions dans le foncier agricole. Cette fonction névralgique devrait relever d’un organisme public, détenant des pouvoirs et des ressources importantes. En l’absence de volonté politique, l’organisation des producteurs agricoles a dû se substituer à l’État québécois. Premier problème.
Ensuite, cette statistique montre que l’achat de terres agricoles par des non-agriculteurs n’est plus un phénomène marginal : il s’agit d’une dynamique qui prend de l’ampleur un peu partout au Québec. Promoteurs immobiliers, gestionnaires de portefeuilles, compagnies à numéro sont parmi les plus actifs sur le marché.
Ces organisations ont non seulement en commun de spéculer sur la valeur des terres, mais elles contribuent activement à faire éclater l’une des bases du modèle agricole québécois, soit la maîtrise des terres par les propriétaires-exploitants d’entreprises agricoles. Détenant des moyens financiers qui surpassent ceux des producteurs, ces acheteurs non-agriculteurs se trouvent à sortir du jeu ceux et celles dont l’agriculture est le métier. Sans compter qu’en spéculant sur la conversion des terres agricoles vers d’autres usages, ils évincent aussi les activités agricoles de l’économie locale.
Nous avions déjà vu le problème il y a plus de dix ans, alors que des fonds d’investissement, spéculateurs immobiliers et autres gestionnaires de portefeuilles commençaient à s’activer sérieusement dans le domaine agricole. Nous avions alors fait l’observation que le Québec ne disposait pas des moyens nécessaires pour faire face à ses responsabilités. En dépit des voeux exprimés par les instances municipales, régionales et nationales de mieux protéger les terres agricoles, nous relevions qu’il n’existait aucun instrument d’intervention pour agir à la hauteur du problème.
Dix ans plus tard, ce constat tient toujours. De toute évidence, les lois visant à protéger les activités et la vocation du territoire agricole ne suffisent plus. Il existe un trou béant dans notre système institutionnel.
Pour rompre avec le laisser-faire, nous avions plaidé pour la mise en place d’un instrument qui permettrait de maintenir notre modèle agricole et qui favoriserait la mise en valeur des terres au profit de ceux et celles qui les cultivent et qui produisent pour nourrir le Québec d’abord. Cet instrument, la Société d’aménagement et de développement agricole (SADAQ), nous semble plus pertinent que jamais. Une telle société permettrait de compléter les lois et règlements en vigueur et contribuerait à maintenir la vocation et les activités sur les terres agricoles.
Habilité à intervenir sur le foncier agricole en achetant certaines terres, cet organisme parapublic aurait comme objectif principal de transférer ces terres à des producteurs de métier et des candidats de la relève. Il servirait en quelque sorte de structure de gestion pour retenir, pour un temps, une terre qu’un producteur sans relève souhaiterait céder à un autre propriétaire exploitant, de la relève ou pas.
La SADAQ pourrait également faire l’acquisition de terres agricoles en friche et s’employer à recréer les conditions de leur mise en production. Soutenues par des mécanismes fiscaux adaptés, ses interventions viseraient une mise en valeur optimale du domaine agricole et contribueraient à contrer la dévitalisation qui affecte des centaines de communautés rurales à travers le Québec. Des régions éloignées des grands centres ont fait de la remise en culture des terres en friche l’une de leurs priorités pour le développement agricole.
Le Québec doit renouer avec des mesures d’initiative qui ont du coffre, comme a pu l’être la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles en 1978. Nous avons atteint les limites du laisser-faire. Le président de l’UPA a raison de s’inquiéter de ce qui se passe dans le commerce des terres. La SADAQ représente encore pour l’agriculture québécoise un moyen d’agir. C’est une solution que le ministre de l’Agriculture pourrait déployer pour faire la preuve que lui et son gouvernement se soucient réellement de ne pas laisser aux seules forces du marché le soin de dessiner l’avenir agricole du Québec.