Évolution du transport routier au Québec : la crise d'un paradigme
La présente étude aurait dû être publiée en préalable au rapport portant sur la grappe de la mobilité durable1 que nous avons rendu public en février de l’an passé. Pour diverses raisons, elle est restée enfouie sous les mégaoctets de nos disques durs. Nous la publions aujourd’hui après avoir mis à jour ses nombreuses données. On trouve, dans cette étude, l’analyse historique et empirique de la crise des infrastructures routières au Québec, qui a pris toute son ampleur dans la première moitié des années 2000. Cette crise n’est pas accidentelle. Elle résulte d’une dynamique où plu-sieurs éléments ont convergé pour créer une situation inextricable. Pour bien en comprendre tous les aboutissements, elle doit être l’occasion de réfléchir sur les enjeux que soulèvent ses effets les plus négatifs en matière de coûts économiques et sociaux, ainsi que sur les perspectives qui pourraient s’ouvrir dans la recherche de solutions durables pour y remédier.
La crise, en effet, ne révèle pas que des lacunes dans les façons de faire et de gérer les infrastructures. Elle va bien au-delà du (réel) problème de sous-investissement chronique dans l’entretien des routes, de celui de la congestion ou encore des nombreuses malversations qui ont entaché l’industrie. La crise des infrastructures dévoile en fait les limites d’un paradigme sociétal dominant qui arrive à la fin de sa vie utile. Elle témoigne du fait que les contraintes systémiques de ce paradigme se lézardent, les unes après les autres : crises du fordisme (années 1970), de l’État-providence (années 1980), écologique (années 1990), de la mondialisation et de la finance (années 2000). Comme ces dernières, la crise des infrastructures démontre que la croissance illimitée de la production et de la consommation se heurte à des barrières infranchissables et qu’elle est loin d’être synonyme de mieux-être pour tous. La crise du paradigme se diffuse dans toutes les activités humaines, dans tous les secteurs. C’est une évolution conceptuelle profonde et simultanée des pratiques, des logiques et des imaginaires.
C’est en même temps un moment privilégié pour que tous mettent à jour la façon de penser et de concevoir les infrastructures, ainsi que les liens entre cette façon de penser et les enjeux socio-économiques dans lesquels elles s’insèrent. C’est le moment de dresser un premier bilan d’ensemble des enjeux qui se sont noués dans ce paradigme et des résultats qu’ils ont donnés. Un bilan qui permettrait moins de faire une radiographie du moment présent que de dessiner le fil des dynamiques qui ont conduit à la crise actuelle. Moins un portrait instantané qu’un film des logiques qui ont permis d’arrimer entre elles les pratiques de production (la structure industrielle) aux pratiques de consommation, plus spécifiquement dans le domaine du transport (transport des personnes et des marchandises).
Ce bilan doit en même temps permettre de faire ressortir la nécessité d’un nouveau modèle, arrimé aux nouvelles conditions socio-économiques et aux enjeux (industriels, technologiques, d’aménagement, etc.) d’un développement durable. Comme plusieurs autres auteurs avant nous le suggèrent, nous pensons que les diverses réponses qui émergent présentement, sous l’étiquette de la mobilité durable, constituent une réappropriation des enjeux associés à un développement durable par les spécialistes du secteur pour le passage à un nouveau paradigme de transport. On peut d’ailleurs suggérer, sans crainte de se tromper, que la Révolution tranquille a été en son temps l’un de ces moments privilégiés du passage à un nouveau modèle de développement. Ce passage aura permis au Québec de s’intégrer, avec néanmoins un peu de retard, au mouvement de modernisation politique et économique qui a suivi la fin de la deuxième Grande Guerre, de transformer la société en profondeur. C’est, entre autres, dans la foulée de la Révolution tranquille qu’a été conçue et mise en œuvre la modernisation des infrastructures de transport au Québec. Alors que la construction récente des autoroutes 25 et 30 représente, en quelque sorte, le point final à cette modernisation, 50 ans plus tard, et que le Québec possède maintenant un réseau routier rendu à maturité, nous pensons que le temps est bien choisi pour faire un bilan d’ensemble, identifier les enjeux et les conditions pour les infrastructures du 21e siècle et procéder à une nouvelle modernisation.
Le présent rapport se veut une contribution à ce bilan de la situation dans le domaine des infrastructures routières au Québec, et plus globalement du paradigme du transport que nous avons connu au cours du dernier demi-siècle. Le chapitre premier s’ouvre d’ailleurs sur la révolution des transports de l’après-guerre, où l’on a vu s’imposer ce nouveau paradigme. Dans le deuxième chapitre, nous abordons les coûts publics et privés du modèle de transport à travers le développe-ment du transport routier au Québec des années 1960 à aujourd’hui. L’on y aborde, d’une part, les premières limites qui sont venues remettre en cause le développement du réseau routier au tournant des années 1980, marquées par une série de crises majeures, ainsi que, d’autre part, l’évolution des coûts privés (coûts d’utilisation des particuliers et des entreprises), toujours croissants, pour des services de moins en moins efficaces. Le troisième chapitre couvre pour sa part l’importance croissante des coûts sociaux (santé, environnement) à la veille de franchir un point de non-retour. Enfin, la conclusion nous permet de tirer les principaux constats de cette recherche et d’identifier les défis auxquels le Québec devra répondre dans les prochaines années.
Conscients que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de développement où les énergies fossiles sont appelées à connaître une évolution fort différente de celle du passé, le secteur du transport est assurément confronté à un nouveau tournant. Raison de plus pour formuler une problématique d’ensemble et tirer les constats qui s’imposent. Il s’agit là d’un passage obligé si nous voulons poursuivre le plus efficacement possible nos réflexions sur la transition écologique de l’économie québécoise, en particulier dans le secteur des transports.