Les années Garon : un moment charnière dans l'histoire de l'alimentation au Québec
Les années Garon: un moment charnière dans l’histoire de l’alimentation animale au Québec
À l’occasion de son congrès annuel en juin dernier, l’Association québécoise des industries de nutrition animale et céréalière (AQINAC) a commémoré ses 60 années d’existence par la tenue d’une conférence portant sur l’histoire des meuneries québécoises. Cette conférence a permis de jeter un éclairage sur l’évolution d’un secteur complexe qui comprend, en aval, les élevages qui s’approvisionnent auprès des meuneries, et en amont, les cultures liées à la fabrication des moulées et les entreprises qui commercialisent les suppléments et additifs entrant aussi dans les formulations[1].
Tandis que ces différents acteurs sont désormais représentés par l’AQINAC, à ses débuts, celle-ci ne regroupait que les meuneries qui se répartissaient par centaines au Québec. Bien que le territoire québécois soit particulièrement propice aux fourrages, et donc aux ruminants, ce sont toutefois les animaux monogastriques (comme le porc et le poulet) qui dépendaient largement des moulées vendues par les meuneries dans les années 1960. Maïs, soja, farine de poisson et de graisses[2] composaient l’essentiel des ingrédients de ces formulations.
La consolidation du secteur a considérablement réduit le nombre d’entreprises impliquées dans l’alimentation animale. Néanmoins, la structuration des filières a peu évolué à certains égards. Un aspect tranche toutefois particulièrement de nos jours avec la situation qui prévalait à l’époque : l’origine des céréales cultivées. Dans les années 1960, l’approvisionnement en grains et céréales composant les moulées dépendait pour l’essentiel des importations interprovinciales, une situation qui découlait d’une entente conclue au XIXe siècle entre le gouvernement fédéral et le Canadien Pacific (l’entente du Nid de Corbeau). À la suite de celle-ci, l’État canadien finança le déploiement vers l’Ouest du réseau ferroviaire de la compagnie de chemins de fer en contrepartie de quoi celle-ci s’engageait à offrir aux producteurs de grains de l’ouest le transport de leurs céréales vers l’est, et ce, à des coûts dérisoires. Avec les années, le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de l’Office canadien des provendes, en vint à gérer un complexe de postes de classification, d’entreposage et de transport assurant aux éleveurs québécois un approvisionnement constant en céréales de provende de qualité standardisée. Cette situation a contribué à une quasi éclipse de ces cultures au Québec pendant près d’un siècle, comme l’observait la Commission April dans les années 1960[3].
Ainsi, en raison des interventions du gouvernement fédéral, les moulées que fabriquaient les meuneries québécoises au moment de la création de l’Association étaient composées de grains de provende[4] provenant en grande majorité de l’Ouest canadien. En 1963, seulement 6,7% de tout le blé de provende consommé au Québec y était cultivé, tandis que pour l’orge, cette part n’était que de 4,1%. En ce qui concerne le maïs, sa culture était si peu répandue qu’aucune statistique ne fut publiée de 1937 à 1966. La culture du soja, dont le tourteau entre dans l’alimentation animale, a elle aussi été freinée par des variétés encore non adaptées aux rigueurs du climat québécois.
À l’époque les subventions fédérales étaient telles qu’elles avaient : « pour effet indirect de décourager l’agriculteur ou l’éleveur québécois de produire lui-même ses grains de provende. Aussi, bon nombre de cultivateurs et d’éleveurs ont déclaré à la Commission [April] qu’ils étaient convaincus que le but réel de l’aide au transport des grains de provende était de favoriser les cultivateurs de l’Ouest en leur fournissant un débouché privilégié. »[5].
Jusqu’au début des années 1980, le constat est le même : les subventions fédérales étouffent la production québécoise en grains et céréales de provende de telle sorte que les filières d’élevage du Québec dépendent de l’Ouest pour un maillon essentiel à leur développement.
C’est dans le contexte du chantier « Nourrir le Québec », lancé à l’initiative du ministre Jean Garon, que le gouvernement québécois entreprend de renverser la vapeur. L’autosuffisance alimentaire alors promue pour le Québec l’est aussi pour les fermes d’élevage. Un comité est créé en 1977 pour attaquer de front l’enjeu de l’alimentation animale et la construction de plusieurs centres régionaux d’entreposage et de séchage des grains et céréales est ensuite annoncée. Un premier est construit à Saint-Rosalie, grâce à une participation financière de 75% du gouvernement québécois[6]. Dans les années subséquents l’assurance récolte sera étendue aux cultures du blé animal, du maïs, de l’avoine et de l’orge.
Si l’élan est donné pour l’augmentation des superficies cultivées, lors de la conférence socio-économique de novembre 1979, il est aussi convenu qu’un système québécois de classification des grains de provende permettrait d’en rehausser les standards de qualité, en plus de jeter les bases d’un dispositif de gestion de l’approvisionnement. Le temps est alors venu de séparer le bon grain de l’ivraie par la création d’une régie québécoise des grains dont le cadre institutionnel est mis en place par l’adoption de la Loi sur les grains en 1979. Les centres régionaux sont quant à eux invités à offrir des services de séchage, de criblage, de nettoyage et d’entreposage des grains. Soulignons enfin que la Régie des grains sera intégrée à la Régie des marchés agricoles en 1987 et qu’un plan conjoint sur les grains est quant à lui adopté dès 1982.
Toutes ces mesures ont porté fruit. En matière d’alimentation animale en grains et céréales de provende, le Québec est passé d’un taux d’autosuffisance de moins du tiers (30%) en 1977 à près du trois quarts (72%) sept ans plus tard[7] (en 1984). En dix ans, de 1976 à 1985, les superficies en culture des céréales et grains de provende ont explosé (à l’exception du recul marqué de l’avoine). 162 400 hectares de maïs-grain en culture s’ajoutent alors au Québec, 123 100 hectares d’orge, et 15 100 pour le blé (voir graphique ci-bas). À la lumière de toutes ces transformations, le règne de Jean Garon a constitué une époque charnière pour une industrie qui est désormais florissante au Québec. Avec la verve qu’on lui connaît, Jean Garon justifiait toutes les actions entreprises en ces mots : « la cupidité de l’Ouest poussait les provinces de l’Est et le Québec en particulier à rechercher l’autosuffisance en matière de céréales pour l’alimentation animale. »[8]
Évolution des superficies en culture, en hectares, au Québec de 1976 à 1985
Sources : Statistique Canada, Tableau : 32-10-0359-01 (anciennement CANSIM 001-0017).
[1] À la lumière des avancées techno-scientifiques des premières décennies du XXe siècle, le secteur était déjà marqué par la présence d’une poignée de bannières qui fournissaient aux meuneries, comme on peut le lire dans le bulletin Le Meunier : « des mélanges très complexes, calculés avec précision, de vitamines et de substances adjuvantes […] une industrie, née de la meunerie, qui évolue vers des chaînes de production chimiques et pharmaceutiques. » Citation tirée du bulletin Le Meunier, octobre 1969.
[2] Selon les élevages, le blé, l’orge et l’avoine, cultivés au Québec, entraient aussi dans la formulation des moulées.
[3] On peut lire dans le rapport de la Commission que « Les meuneries du Québec emploient surtout des céréales ou grains de provende venant de l’Ouest canadien. La mise en vigueur par le Gouvernement fédéral […] d’un régime d’aide au transport et à l’entreposage des céréales de provende venant de l’Ouest canadien a contribué pour beaucoup à amener l’agriculteur du Québec à ne pas développer et même à diminuer la culture des céréales de provende. » Commission royale d'enquête sur l'agriculture au Québec; April, Nolasque. Les grains de provende au Québec : rapport de la Commission royale d'enquête sur l'agriculture au Québec. Québec: La Commission, 1967. 31 p..
[4] L’expression « de provende » moins usitée de nos jours désigne ce qui entre dans les moulées.
[5] April, Nolasque. Les grains de provende au Québec : rapport de la Commission royale d'enquête sur l'agriculture au Québec. Québec: La Commission, 1967, p. 26
[6] Le Nouvelliste, le mardi 6 décembre 1977. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3247814?docsearchtext=%22Garon%22%20%22grains%22%20%22alimentation%20animale%22
[7] Le Nouvelliste, le mercredi 24 juillet 1985, p. 8. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3258293?docsearchtext=%22Garon%22%20%22grains%22%20%22alimentation%20animale%22
[8] Le Nouvelliste, le mercredi 24 juillet 1985, p. 8. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3258293?docsearchtext=%22Garon%22%20%22grains%22%20%22alimentation%20animale%22