DOMESTIQUER LE SAUVAGE : CHASSEURS SPORTIFS ET GESTION DE LA GRANDE FAUNE AU QUÉBEC (1858-2004)

Depuis la fin du XIXe siècle, la chasse au Québec fait l’objet d’un encadrement réglementaire avec l’objectif avoué d’assurer la survie à long terme du gibier sauvage. Dans cette thèse, nous montrons qu’en visant la pérennisation des ressources cynégétiques en même temps que leur exploitation intensive, les mesures de gestion faunique et les pratiques de chasse sportive exercent une « action domesticatoire » sur la faune sauvage, depuis les premières lois sur les clubs de chasse et pêche en 1858 à l’adoption du plan de gestion du caribou toundrique en 2004, en passant par la mise sur pied du service de la chasse et des pêcheries en 1883. L’objectif de cette thèse est d’examiner ces changements de rapports à la nature dans la société québécoise. Notre démarche repose sur l’examen des pratiques de chasse sportive et des mesures gouvernementales de gestion faunique, ainsi que sur une étude de l’évolution des populations de gros gibiers.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’épuisement des populations de certaines espèces de grands gibiers et la mise en cause de la chasse de subsistance pour ce déclin présumé des ressources fauniques poussent le gouvernement provincial à légiférer. Des mesures réglementaires mènent à une restriction de l’accès au territoire par la location des droits exclusifs de chasse et de pêche sur les terres publiques au profit de clubs privés dominés par des chasseurs sportifs provenant des élites urbaines. Notre traitement statistique des données contenues dans le registre des clubs et les rapports annuels des ministères concernant les baux sportifs met en lumière les modalités de la participation des chasseurs sportifs résidents et étrangers à ce mode de gestion du territoire dénommé le « système des clubs privés de chasse ». Il expose également comment ce régime instaure une hiérarchie entre les chasseurs sportifs selon leur provenance géographique et, conséquemment, selon leur statut économique. Bien que les chasseurs étrangers bénéficient grandement du mode de location des droits de chasse instauré par le gouvernement québécois, des chasseurs résidents obtiennent un bail pour chasser sur les terres publiques. Toutefois, leur territoire est généralement plus petit que celui auquel accèdent les chasseurs non-résidents. Ces derniers jouissent d’un succès de chasse élevé plus longtemps que ne le font les chasseurs résidents, car ils sont en mesure d’établir une plus faible densité de chasseurs.

Bien qu’une démocratisation de l’accès aux ressources cynégétiques soit en marche depuis le début du XXe siècle et s’accélère au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre de chasseurs sportifs résidents n’ont toujours pas accès à un territoire de chasse au début des années 1970. À l’époque, la généralisation de la chasse sportive auprès de la population québécoise mène à une pression de chasse inédite sur les populations de grands gibiers. Cette situation alimente la grogne populaire contre le système des clubs privés et oblige le gouvernement à revoir ses pratiques de gestion faunique qui repose toujours sur le mode de location de droits de chasse instauré dans les années 1880. Le service faunique du gouvernement provincial entreprend alors d’articuler des savoirs en écologie des populations pour assurer la pérennité des ressources cynégétiques ainsi qu’une exploitation faunique toujours plus intensive. La chasse sportive devient alors le principal outil de régulation des populations fauniques. L’implantation d’un système de suivi des populations conjuguée à la volonté gouvernementale de modifier les populations fauniques afin qu’elles répondent aux besoins de la société en terme de succès de chasse et de développement économique sont au cœur de ce changement. En analysant les dynamiques des populations propres à chaque espèce et en implantant des modalités de chasse sélectives ainsi que le contrôle des prédateurs, la gestion de la faune intervient dans la protection des populations de gros gibiers ainsi que dans leurs structures, contribuant ainsi à la domestication du sauvage.

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