Changements technologiques et identité au travail. Le cas des techniciens dans une entreprise industrielle de télécommunications.

Cette recherche a pour objet d’étudier les effets des changements technologiques sur la formation de l’identité au travail, et plus précisément sur les identités sociale et professionnelle d’une catégorie spécifique de tra-vailleurs : les techniciens. Cette analyse sociologique est fondée sur l’étude du cas d’une importante organisa-tion industrielle dite de « haute technologie ». Ce groupe de « travailleurs du technique » s’y affirme, à la fois, comme un acteur social de premier plan et comme une catégorie professionnelle affectée par un profond ma-laise identitaire. Ce malaise est attribué à sa propre histoire sociale et aux transformations technologiques récentes qui ont bouleversé les structures de production de son espace «naturel» d’activité. Notre analyse a une double visée. D’une part, comprendre la dynamique de changement impulsée par ces transformations et qui a conduit à une nouvelle répartition des espaces de qualification et à une redéfinition des pouvoirs de négo-ciation des membres de cette communauté. Et, d’autre part, démontrer les mécanismes sociaux qui ont présidé à la refondation de la fonction technicienne et, partant, à la reconstruction de son identité sociale et profession-nelle. Nos hypothèses tentent d’expliquer l’éclatement des identités sociales et professionnelles des sous-groupes formant la communauté technicienne. Elles reposent sur trois propositions. La première est que la dynamique de changement de l’espace social de l’entreprise met en œuvre un processus de transformation qui conduit à la structuration de nouveaux espaces de requalification et de déqualification. La deuxième est que cette dynami-que n’est pas le résultat des seuls changements technologiques. D’autres facteurs doivent être pris en compte dans la redéfinition de la fonction technicienne et dans la refonte identitaire des différents sous-groupes de techniciens. La troisième hypothèse, de type analytique, établit une relation structurelle, et de cause à effet, entre le processus de transformation des espaces de requalification et de déqualification, leurs zones d’incertitudes respectives, et l’identité technicienne à travers ses différentes composantes technique, profes-sionnelle et sociale. Il s’agit donc d’une relation triangulaire dans laquelle le concept de zone d’incertitude se trouve «encadré» par, d’une part, la qualification, déterminant les compétences et les marges d’autonomie des techniciens, et, partant, leurs capacités stratégiques, et, d’autre part, la socialisation professionnelle, en tant qu’ensemble de modes de relations sociales étroitement dépendants de la nature de ces zones. Ces dernières contribuant en effet largement à orienter les rapports intercatégoriels et les relations de pouvoir dans l’espace social de l’entreprise. La problématique de ce travail met en œuvre une observation de terrain menée sur une longue durée, et donc une connaissance approfondie de l’espace et des acteurs sociaux du milieu étudié. Sa méthodologie a fait appel à trois techniques d’enquête : l’observation participante, l’entretien individuel et l’exploitation des sources documentaires de l’entreprise. Nos conclusions montrent que deux grandes conséquences caractérisent la dynamique de transformation de l’espace social de l’entreprise. Il y a, d’abord, le fractionnement de la fonction technicienne et l’homogénéisation des postes de travail par un nivellement des qualifications. Ensuite, la frac-ture de la communauté technicienne. Ces deux conséquences ont conduit à l’émergence de deux composantes démographiques et socioprofessionnelles distinctes et inégales. D’une part, les techniciens «de production» comprenant la «masse» des techniciens de test et, d’autre part, les techniciens «spécialisés», formant trois sous-groupes hautement qualifiés. Le premier groupe apparaît comme un collectif dépossédé des composan-tes sociotechnique et professionnelle formant son identité technicienne. Les résultats associent le second groupe à une identité technicienne redéfinie, une catégorie «professionnelle» nouvelle et un collectif dont la fonction professionnelle est caractérisée par l’appropriation des espaces de pouvoir et des moyens techniques de l’autorité, cela au détriment à la fois de la population technicienne et de l’encadrement hiérarchique «de production». Cette dynamique globale de transformation a également conduit à la restructuration du système social et pro-fessionnel de l’organisation. Les changements technologiques ne sont, en dernière analyse, qu’un enjeu straté-gique autour duquel se sont cristallisés les rapports de force entre différents acteurs, notamment les techni-ciens et les instances de décisions. Parallèlement aux impacts imparables de la « raison technique », d’autres enjeux stratégiques sont apparus qui ont contribué à créer les conditions sociales de l’action institutionnelle, de l’action collective et de l’action individuelle. Les résultats de la conduite et de la stratégie d’un acteur social de premier plan qu’incarnent les instances de décisions de l’entreprise s’imposent aussi en facteur déterminant. Ils sont à l’origine directe des principales transformations sociales mises en relief par notre analyse. La dynamique de transformation ne peut donc être perçue comme une production sociale immanente et inévitable. Elle n’est pas le résultat d’une logique incontrôlable, celle des changements technologiques, qui échapperait à l’action des acteurs.

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