Au cours des deux dernières décennies, le milieu organisationnel a connu des mutations profondes dues essentiellement à l’accroissement de la concurrence aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale (Lawler, 1996). Ces mutations ont particulièrement touché la structure de l’organisation ainsi que ses pratiques de gestion de l’emploi. Ainsi, on assiste, depuis quelques années, à l’émergence d’un «nouveau paradigme» managérial dont la décentralisation, la qualité et la flexibilité en constituent les concepts clés (Burack et al., 1994). Dans le domaine de la gestion des ressources humaines, de nouvelles pratiques de gestion de l’emploi ont vu le jour dans le cadre de ce nouveau paradigme. Il s’agit des pratiques qui ont considérablement changé les aspects qualitatifs et quantitatifs de l’emploi dans les organisations. Sur le plan qualitatif, les employeurs recherchent de plus en plus des employés compétents, créatifs et polyvalents (Pfeffer et Veiga, 1999). Sur le plan quantitatif, on constate une gestion de plus en plus serrée du niveau de l’emploi dans les organisations (Cameron, 1994). En effet, on constate depuis quelques années un recours de plus en plus fréquent à des pratiques de réductions substantielles d’effectif et de précarisation accrue de l’emploi. Ces pratiques de gestion serrée de l’emploi, qui s’inscrivent souvent dans le cadre d’une restructuration organisationnelle (Downsizing), sont particulièrement répandues dans le contexte économique nord-américain (D’Arcimoles et Fakhafakh, 1997). Ceci s’explique essentiellement par le caractère ultra-consensuel de la relation d’emploi en Amérique du Nord. La relation employeur-employé en Amérique du Nord est exclusivement régie par l’unique principe de l’«employment at will» qui confère à l’employeur une grande marge de liberté pour gérer comme bon lui semble le niveau de l’emploi dans son entreprise. En effet, contrairement au Japon et à certains pays européens notamment la France, l’Allemagne et la Suède, il existe de très faibles contraintes légales et syndicales qui pourraient empêcher les employeurs nord-américains de recourir à des pratiques de réductions substantielles d’effectif ou de précarisation de l’emploi. En cas de ralentissement ou de récession économique, les employeurs nord-américains ont souvent recours à des pratiques de réductions substantielles d’effectif pour réduire leurs coûts d’exploitation et prévenir toute diminution significative de leur profitabilité. Ainsi, les licenciements massifs, les mises à pied et les mises à la retraite anticipée sont devenus, dans le contexte nord-américain, des pratiques institutionnalisées de maintien voire d’amélioration de la performance économique des entreprises. Ces pratiques semblent, aujourd’hui, acquérir une forte légitimité économique dans le milieu des affaires en Amérique du Nord. Toutes les considérations d’ordre social et éthique rattachées au phénomène des réductions d’effectif sont éclipsées par une attitude néo-libérale de plus en plus dominante. Toutefois, l’argument utilitariste néo-libéral visant à légitimiser le recours aux pratiques de réductions substantielles d’effectif ressemble plus à un stéréotype ou à une spéculation plutôt qu’à une vérité scientifique. En effet, à part quelques enquêtes et études de cas, les recherches scientifiques sur les conséquences économiques des réductions substantielles d’effectif dans les organisations sont rares et aboutissent souvent à des résultats mixtes et très controversés. La légitimité économique des réductions substantielles d’effectif dans les organisations est, donc, loin de faire l’unanimité. Ainsi, Il est nécessaire de lui consacrer une étude scientifique rigoureuse et exempte de toutes considérations politiques, utilitaristes et éthiques. C’est dans ce cadre que s’inscrit cette étude diachronique portant sur l’impact des réductions substantielles d’effectif sur la performance opérationnelle et financière des grandes entreprises manufacturières en Amérique du Nord. Dans cette étude, je me suis référé à trois perspectives théoriques différentes pour établir et prévoir la relation entre les réductions substantielles d’effectif et la performance économique des entreprises. D’abord, la perspective économique prévoit que les réductions substantielles d’effectif affecteraient, négativement, la contribution quantitative (la théorie marxiste) et qualitative (la théorie du capital humain) du facteur Travail à la performance économique de la firme. Quant à la perspective comptable centrée principalement sur le concept de l’efficience, elle prévoit que les réductions d’effectif réduiraient les coûts d’exploitation de l’entreprise et aboutiraient, en conséquence, à l’amélioration de ses résultats opérationnels et financiers aussi bien à court terme qu’à moyen et à long terme. Enfin, selon les théories comportementales (la théorie du contrat psychologique et la théorie de la perception du support organisationnel), les réductions substantielles d’effectif auraient un impact diachronique négatif sur la performance économique des entreprises en raison de leurs effets négatifs sur les attitudes et les comportements de mobilisation des survivants. Le modèle de recherche élaboré dans le cadre de cette étude comprend une variable indépendante (réductions substantielles d’effectif) et deux variables dépendantes (productivité du travail et taux d’endettement à court terme) mesurant respectivement la performance opérationnelle et financière des entreprises. Il comprend, également, deux variables de contrôle à savoir la taille de l’entreprise et l’industrie à laquelle elle appartient. La réduction substantielle d’effectif a été définie comme étant une baisse de l’effectif total d’une entreprise supérieure ou égale au taux de 5%. La productivité du travail des entreprises a été mesurée par le logarithme des ventes par employé [Log (Ventes / Effectif)]. Quant au taux d’endettement à court terme, il a été mesuré par le ratio (Passif courant / Actif Total). À la fin du cadre conceptuel de cette étude, quatre hypothèses nulles ont été énoncées quant à l’impact des réductions substantielles d’effectif sur la productivité du travail et le taux d’endettement à court terme des entreprises. Dans ces hypothèses, j’ai distingué entre les effets à court terme et les effets à moyen et à long terme sur chacune des deux variables dépendantes. L’échantillon sur lequel a été effectuée la vérification empirique des quatre hypothèses nulles comprend 239 grandes entreprises manufacturières situées au Canada et aux États-Unis. Cet échantillon a été réparti en deux groupes : Un groupe expérimental (58,5 %) et un groupe de contrôle (41,5 %). La présente étude a couvert une période de cinq années successives (1990 – 1996) dont la première année précède celle au cours de laquelle des réductions substantielles d’effectif ont été effectuées. L’analyse statistique des données a été effectuée en deux étapes différentes. Au cours de la première étape, j’ai utilisé la méthode de l’Analyse de Variance Univariée (ANOVA) pour comparer, séparément, les moyennes de productivité du travail et celles du taux d’endettement à court terme des deux groupes d’entreprises durant les cinq années couvertes par cette étude. Les résultats obtenus ont été utilisés, dans une seconde étape, pour effectuer une analyse dynamique et interactionnelle de l’évolution des deux variables dépendantes au cours des cinq périodes. À la fin de cette deuxième étape, les résultats de l’ANOVA avec mesures répétées effectuée, séparément, au niveau de chacune des deux variables dépendantes ne permettent pas de rejeter les quatre hypothèses nulles énoncées au début de cette l’étude. En effet, les réductions substantielles d’effectif n’ont eu aucun impact significatif sur la productivité du travail et le taux d’endettement opérationnel des entreprises du groupe expérimental aussi bien à court terme qu’à moyen et à long terme. Ces résultats permettent, ainsi, de rejeter l’argument utilitariste néo-libéral qui défend la légitimité économique des réductions substantielles d’effectif dans le contexte nord-américain. Toutefois, ces résultats devraient être interprétés avec précautions en raison des quelques limites que présente cette étude. En effet, une analyse approfondie de la performance économique des entreprises du groupe expérimental a montré que l’ampleur des réductions d’effectif a eu un effet modérateur sur la relation entre les réductions substantielles d’effectif, d’une part, et la productivité du travail et le taux d’endettement à court terme, d’autre part. Ainsi, il existe un seuil critique au-delà duquel les réductions substantielles d’effectif pourraient avoir un impact significatif sur la performance opérationnelle et financière des entreprises.
Réductions substantielles d'effectif et performance organisationnelle des firmes nord-américaines. Une étude diachronique.
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- Taoufik Said
2,677 Mo
Informations
- Auteur.e(s)
- Saïd, Taoufik
- Année de production
- 2002
- Université(s)
- École des Hautes Études Commerciales de Montréal
- Catégorie(s)/Sujet(s)
- Organisation entrepreneuriale, Économie du travail, Commerce international
- Nature du document
- Mémoire