La remise en question de l'État-providence par les décideurs politiques québécois. Une analyse des discours budgétaires de la période 1976-2000

La remise en question de l’État-providence par les décideurs politiques québécois : une analyse des discours budgétaires de la période 1976-2000 Toutes les sociétés sont à la recherche d’un modèle efficace de développement économique et social. Le Québec ne fait pas exception à la règle, comme en témoigne le débat qui a cours depuis quelque temps au sujet du «modèle québécois». À partir de la Révolution tranquille, le Québec mise sur l’État-providence pour assurer son développement. Toutefois, les difficultés économiques des années 80 et 90 provoquent sa remise en question. Où en sommes-nous maintenant? Ce mémoire tente de répondre à deux questions : jusqu’à quel point et pour quelles raisons les décideurs politiques québécois ont-ils remis en question l’État-providence? Pour les fins de cette recherche, j’ai d’abord analysé les discours sur le budget prononcés à l’Assemblée nationale du Québec entre 1976 et 2000. Ces documents renferment les grandes orientations des politiques économiques et sociales du gouvernement. De plus, j’ai étudié l’évolution des revenus et dépenses de l’État québécois au cours de la même période dans le but de comparer le discours à la réalité. Le premier objectif de cette recherche était déterminer quelle a été l’ampleur de la remise en question de l’État-providence. On ne peut répondre à cette question en suggérant un quelconque pourcentage. Certains fondements de l’État-providence ont été menacés. (1) Par moments, le ton des discours sur le budget est marqué par l’influence de la pensée néolibérale. Outre les deux exposés budgétaires préélectoraux (1985 et 1994), dans lesquels l’empreinte de cette idéologie est manifeste, le discours sur le budget prononcé par Gérard D. Lévesque en 1986 traduit un authentique projet de désengagement de l’État. Au tout début de leur mandat, les libéraux présentent les orientations qu’ils avaient l’intention de suivre pendant les années à venir : réduction de la taille de l’État, déréglementation, privatisation. Pourtant, le gouvernement libéral ne tarde pas à battre en retraite. À mon avis, le changement de cap qui se produit en 1986-1987 s’explique par le fait que les libéraux prennent alors conscience qu’ils avaient fait une mauvaise lecture de l’opinion publique. Pendant la campagne électorale de 1985, les Québécois ont semblé sensibles aux critiques formulées à l’endroit du secteur public. Du reste, les libéraux ont été élus en défendant un projet de réduction du rôle de l’État. Toutefois, lorsque sont avancées des mesures concrètes pour réaliser cet objectif, exercice auquel se sont livré les auteurs des rapports Scowen, Fortier et Gobeil, les citoyens se rebiffent. Être insatisfaits de certains services publics est une chose, vouloir leur disparition en est une autre. Par conséquent, l’essentiel du programme néolibéral n’a pas été appliqué. (2) L’État- providence n’a pas été démantelé et il sort relativement intact de ces deux décennies de remise en question. Sur l’ensemble de la période allant de 1977 à 1997, les dépenses publiques augmentent de manière significative. En ce sens, l’État ne s’est pas désengagé. Les programmes sociaux ont d’ailleurs été maintenus. Il importe toutefois de faire ressortir un changement important. En matière de fiscalité, les décideurs politiques se sont rangés aux arguments des économistes néolibéraux. Selon toute vraisemblance, le fardeau du financement des services publics repose maintenant davantage sur les épaules des contribuables de la classe moyenne, les citoyens à revenus élevés ayant bénéficié d’importantes baisses d’impôt. Le second objectif visé par la présente recherche était de déterminer pour quelles raisons l’État-providence a été remis en question. Pourquoi a-t-on voulu apporter des changements aux modes d’intervention de l’État ? (3) La remise en question de l’État-providence s’explique d’abord par des motifs d’ordre comptable liés aux difficultés économiques des années 80 et 90. La lecture des discours budgétaires des deux dernières décennies indique que le processus de réévaluation du rôle de l’État est lancé par la récession du début des années 80 et relancé par la récession du début des années 90. Les gouvernements ont dû faire face à une crise budgétaire. Lorsque les ministres des Finances soulignent l’urgence de réduire les dépenses publiques, ils invoquent généralement des arguments comptables. Ils n’ont jamais attaqué de front les programmes sociaux et, sauf exception, se sont toujours dits préoccupés par leur survie. Leurs discours comportent peu d’arguments à caractère strictement idéologique ou moraliste, lesquels ne manquent pourtant pas dans la littérature néolibérale. L’État-providence n’a nullement été accusé de pervertir les rapports sociaux. De tels propos plaisent sans doute à l’électorat américain, mais ne séduisent guère celui du Québec. Pour sortir de l’impasse budgétaire dans lequel l’État québécois se trouvait, les décideurs politiques en sont venus à la conclusion que tout plan de relance devait tenir compte de la suppression progressive des barrières tarifaires. Deux options ont été envisagées : emprunter la voie néolibérale ou actualiser l’interventionnisme pour l’adapter au contexte de la mondialisation. Après avoir périodiquement flirté avec la première éventualité, le gouvernement du Québec a finalement tranché en faveur de la seconde. (4) Même si l’intervention de l’État demeure, elle se modifie au cours de la période 1976-2000, la mondialisation ayant amené les pouvoirs publics à prendre part activement à l’amélioration de la compétitivité de l’économie québécoise. Les libéraux paraissent s’être engagés dans cette direction sous la pression des événements. Ils n’ont jamais exposé une philosophie de l’État explicite dans leurs discours budgétaires, qui prennent les allures d’une accumulation de mesures plutôt que d’un projet d’ensemble cohérent. En revanche, les péquistes à partir de 1996 expliquent en détail ce que devrait être selon eux le rôle de l’État moderne. Ce faisant, ils font l’éloge du modèle québécois. Le mot d’ordre des néolibéraux est «Que l’État s’efface au profit du marché!». Celui du ministre Bernard Landry serait plutôt «Que l’État intervienne pour tirer profit du marché!». Non seulement le ministre prend-il note de la mondialisation, mais il y adhère avec enthousiasme. Il insiste sur les possibilités qu’elle offre et ne se lasse pas de rappeler que le Québec a été l’un des rouages de l’intégration économique nord-américaine. Pour que les Québécois puissent saisir les opportunités qui se présentent à eux, ils doivent avoir une économie compétitive. Bernard Landry n’entend pas laisser la transformation de la structure économique de la province aux seules mains des entreprises privées. L’État s’implique. Bien que le gouvernement ne songe aucunement à se départir d’Hydro-Québec, il ne lui viendrait plus à l’idée de nationaliser complètement certains secteurs de l’industrie. On préfère désormais agir en partenariat avec le secteur privé par le biais des sociétés d’État, dont la Société générale de financement (SGF). De plus, divers incitatifs fiscaux sont mis en place afin de favoriser le développement de la «nouvelle économie» et des autres domaines de pointe. La priorité gouvernementale est sans contredit la croissance économique. Si dans les années 60 et 70 on a multiplié les programmes sociaux, dans les années 80 et 90 on se contente de les consolider. En matière de lutte à la pauvreté, les nouvelles initiatives sont rares, les dirigeants politiques estimant que la prospérité est le meilleur moyen d’améliorer le sort des plus démunis. La justice sociale est manifestement une valeur que les dirigeants politiques ne veulent pas donner l’impression d’avoir enterrée, mais de leur discours suinte l’idée que le développement social nuit au développement économique. Toute tentative supplémentaire de redistribution de la richesse sous- entend une augmentation des impôts qui compromettrait la croissance. Sur le plan social, on peut difficilement parler de recul. Cependant, on peut certainement parler d’immobilisme. Somme toute, l’État-providence ne s’est pas mué en État néolibéral. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à quel point certains partisans de l’idéologie néolibérale, tels que l’économiste Jean-Luc Migué, critiquent le modèle québécois, beaucoup trop porté vers l’interventionnisme selon eux. Le mot «providence» n’est peut-être pas adéquat. Il ne l’a d’ailleurs jamais été. À l’origine, dans la France du XIXe siècle, on employait le terme «État-providence» par dérision pour signifier que l’État intervenait dans des domaines de plus en plus nombreux au point, ironisait-on, qu’il avait l’ambition s’ériger en Providence, de se substituer à Dieu. L’État s’est considérablement transformé depuis, mais l’expression est entrée dans l’usage. Est-ce le terme qui doit changer ou le concept qui doit évoluer ? Le signifiant ou le signifié ? Quoi qu’il en soit, au-delà de ces questions linguistiques, un fait demeure : à plusieurs égards, l’État est plus présent aujourd’hui qu’il ne l’était dans les années 60 ou 70.

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