Le travail indépendant : une hétérogénéité construite socialement

La présente thèse a pour objet le travail indépendant exercé sans recours à des employés, qui est l’une des deux principales formes prises par le développement du travail atypique au Canada et au Québec. Deux hypothèses générales constituent le fil conducteur de la recherche. La première est à l’effet que les situations de travail indépendant exercées par des non-employeurs sont hétérogènes et que cette hétérogénéité peut être mieux décrite et expliquée si on tient compte à la fois des formes variées de mobilisation du travail et des différentes qualités de produits générés par l’activité de travail. La deuxième considère les « marchés » du travail indépendant comme le produit de construction par des régulations, entendues à la fois comme règles institutionnelles et comme formes organisationnelles. Ces constructions sociales peuvent contribuer à expliquer l’hétérogénéité des situations recouvertes par la catégorie juridique d’indépendance, mais aussi les différences entre salariés et indépendants œuvrant dans une même occupation ou un même secteur. Cette thèse est divisée en cinq chapitres. Le premier est consacré à l’étude du cadre institutionnel balisant le développement du travail indépendant au Québec et conclut à une représentation d’homogénéité que dément la réalité. Le deuxième chapitre procède à la revue des écrits scientifiques sur le thème. Parmi toutes les approches recensées, celles qui étudient le travail indépendant sous le double angle des transformations du travail et de sa construction par les institutions semblent les plus intéressantes, mais elles comportent la limite de modéliser le travail indépendant comme dichotomie ou comme superposition de dichotomies. Le chapitre III construit le cadre théorique permettant d’appréhender le travail indépendant comme hétérogénéité plutôt que comme dichotomie, à partir de la double entrée par le produit-service et par le travail, et d’expliquer cette hétérogénéité par la présence de régulations, entendues comme faits d’institution et faits d’organisation. Les quatrième et cinquième chapitres livrent et analysent les résultats de deux terrains de mise à l’épreuve des hypothèses et du modèle théorique : le premier de ces terrains consiste en une enquête par sondage auprès d’un échantillon de 293 travailleurs indépendants, alors que le deuxième met en évidence le rôle des régulations dans la construction de l’hétérogénéité des situations de travail indépendant, à partir du cas des journalistes pigistes de la presse écrite périodique. En s’appuyant sur un cadre d’analyse qui associe diversité des produits et diversité des formes de mobilisation du travail, le premier terrain documente l’hétérogénéité des travailleurs indépendants sur un ensemble de dimensions : compétences, ressources et rémunération des producteurs, types de clientèles, produits, degré de contrôle sur le travail, mécanismes et niveau de couverture contre les risques sociaux et professionnels. Cette hétérogénéité s’organise suivant deux grands axes, relatifs au type de clientèle et au statut professionnel du producteur. Positionnés de diverses manières par rapport à ces deux axes, les répondants à l’enquête ont pu être regroupés selon cinq profils types : les non-professionnels indépendants ; les petits producteurs dépendants; les professionnels libéraux ; les conseillers et consultants et finalement les professionnels bénéficiant d’ententes collectives de travail, amenant leurs donneurs d’ouvrage à participer aux frais de programmes de protection contre certains risques sociaux et professionnels. Les résultats du deuxième terrain constituent une illustration convaincante de l’hypothèse voulant que les modalités de régulation (incluant les faits d’institution et les faits d’organisation) construites à l’échelle occupationnelle ou sectorielle peuvent servir de cadre pour expliquer à la fois la situation de la majorité des indépendants d’une occupation (par comparaison avec celle des salariés) et les différences entre indépendants de cette même occupation. Ils révèlent l’impact des règles institutionnelles qui excluent les indépendants, notamment de la protection sociale, mais aussi et surtout l’importance des formes organisationnelles qui déterminent l’allocation des contrats, le niveau des tarifs et le degré d’autonomie du producteur. Les résultats mettent aussi en évidence le fait que le marché n’est pas le principe de régulation unique dans les univers de travail indépendant, mais qu’il coexiste avec des modalités de régulation basées sur la confiance et la réputation. Ils viennent finalement appuyer l’hypothèse selon laquelle ces principes de régulation se modifient sous la pression du contexte et des acteurs.

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