L’objectif général de cette thèse est l’identification des élites économiques québécoises à la lumière des changements associés à la financiarisation de l’entreprise. L’objectif spécifique est de caractériser cette élite économique sur les plans de ses attributs, dont celui de sa rémunération dans le cas de la haute direction, et de ses positions dans le réseau de relations entre entreprises et organisations québécoises (organisations gouvernementales, universités, organisations d’affaires, firmes-conseils, fondations).
La première partie de la thèse vise à circonscrire le phénomène de la financiarisation et ses effets structurants sur l’entreprise. Le résultat de la puissance acquise par la financiarisation est le développement d’un circuit financier se superposant à un circuit industriel préalablement existant et le transformant en profondeur. Sur le plan des acteurs de l’entreprise, les investisseurs institutionnels induisent des transformations en déterminant la forme de gouvernance à privilégier, qui sera appliquée par les administrateurs indépendants. La haute direction est alors évaluée et rémunérée selon sa capacité à mettre en œuvre les stratégies financières de la société.
Les considérations préalablement exposées sur la financiarisation de l’entreprise sont, dans la deuxième partie de la thèse, mises à contribution dans le cadre d’un projet visant l’identification de l’élite économique par cinq types de pouvoir : actionnarial, managérial, familial-partenarial, administratif et normatif. Chacun d’eux renvoie à une fonction (poste, occupation) à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise à partir de laquelle un ensemble de ressources est accessible, permettant aux élites d’agir. Les élites économiques sont définies par leur capacité à orienter les formes d’accumulation et, ce faisant, la trajectoire du capitalisme. Elles orientent les processus économiques, normatifs et institutionnels qui sont à l’œuvre dans le capitalisme.
Deux démarches de recherche complémentaires sont menées, dont les résultats constituent la troisième partie de la thèse : l’étude de la rémunération de la haute direction et l’étude des relations entre les élites par l’apport descriptif de l’analyse de réseaux.
L’étude de la rémunération de la haute direction concerne 28 entreprises cotées québécoises, de 2004 à 2012. La chute de la rémunération en 2008 et 2009 confirme que la crise financière a eu un effet structurant sur ce phénomène. Depuis, les stock-options occupent une place moins importante, compensée par une augmentation du salaire, du bonus en espèces et des unités d’actions fictives. Le contrôle exercé par les actionnaires sur les dispositifs encadrant la rémunération illustre l’émergence d’une nouvelle convention autour de la rémunération, privilégiant une rémunération financière différée, mais toujours importante.
Les résultats montrent que plutôt que de modérer la rémunération, les dispositifs de gouvernance semblent l’accroître, ce qui nourrit une interprétation du CA comme lieu d’interactions sociales à partir desquelles s’établissent des alliances, dont les résultats peuvent aller contre la volonté des investisseurs institutionnels. La double cotation entraîne aussi certains effets haussiers de la rémunération, mais ces effets sont modérés en fonction de la diffusion des normes financiarisées au sein du CA. Les variables du profil de l’individu que sont la taille de son réseau et le nombre total de CA auxquels il a siégé sont positivement corrélées à sa rémunération, qui semble varier en vertu de l’apport des relations que le haut cadre fournit à l’entreprise de laquelle il est salarié. Cependant, le profil de l’individu quant à son expérience et son réseau est un facteur explicatif moins important dans la valeur et la composition de la rémunération que l’importance économique des entreprises et la configuration de leur pouvoir administratif.
L’étude des attributs de l’élite vise à cerner les changements associés à la financiarisation de l’entreprise, en distinguant deux groupes : l’élite financière et l’élite économique. L’élite financière est plus jeune, composée d’une plus grande proportion de femmes et détient en plus grand nombre des attestations professionnelles que l’élite économique : tous ces traits sont distinctifs de la nouvelle faction de l’élite liée à la financiarisation.
Dans l’étude du réseau social de l’élite de 2004 à 2012, nous constatons que les individus de l’élite économique et, surtout, ceux de l’élite financière ont gagné en centralité durant la période post-crise. Les résultats montrent que la crise a effectivement une incidence sur la structuration du réseau en le rendant plus désorganisé et moins connecté de manière générale, ce qui a pour effet de renforcer le pouvoir de quelques personnes de l’élite. Le recentrage au niveau individuel semble suivi d’un recentrage au niveau organisationnel, puisque toutes les institutions financières ont vu leur score de centralité augmenté à la suite de la crise. Le pouvoir accru est également à l’avantage de l’élite financière par rapport à l’élite économique, ce qui s’inscrit dans le mouvement général de la financiarisation. Les individus de l’élite financière ont tendance à siéger davantage au CA de banques et, quel que soit le type d’entreprise, les individus membres de l’élite ont tendance à siéger à des CA plus fréquemment en tant qu’administrateurs indépendants après la crise et, par conséquent, tendent à être des agents de diffusion de la nouvelle gouvernance.
Les analyses de cas présentées – Alimentation Couche-Tard, Banque nationale du Canada Bombardier, Groupe CGI et Québecor, constituent des synthèses originales de l’intégration d’analyse sur la rémunération, la gouvernance de l’entreprise et l’actionnariat, d’une part, et le réseau de relations des élites au sein de ces entreprises, d’autre part. À partir de cette synthèse, nous montrons des idéal-types d’accumulation que peuvent valoriser certaines entreprises en tant qu’elles matérialisent une configuration particulière de rapports entre élites économiques dans son ensemble.
Mots-clés : élite économique; financiarisation; analyse de réseaux sociaux; rémunération de la haute direction; Québec