Durant la Révolution tranquille, un nombre important d’organisations communautaires ont été créées, avec l’aide des mouvements sociaux, afin de répondre aux nouvelles aspirations des citoyens. Depuis les années 1980, à la suite de la reconnaissance et de l’influence progressive de l’État québécois, ces groupes s’intégrent de plusieurs manières à la machine étatique. C’est ce processus d’institutionnalisation des organisations communautaires et de leurs pratiques que nous abordons et l’objet empirique choisi pour comprendre cette dynamique est les Centres de la petite enfance (CPE) créés à partir de la transformation des anciennes garderies populaires. Ce cas est particulièrement intéressant, d’une part, parce que nous pouvons identifier ici la construction d’une nouvelle forme organisationnelle partagée entre le politique, le professionnel et le communautaire et, d’autre part, parce que ces organisations ont demandé l’implication du gouvernement tout en exigeant le maintien de leur autonomie.
Ceci nous amène à formuler la question suivante : « Comment le processus d’institutionnalisation des CPE a-t-il changé leurs pratiques? ». Notre recherche a pour but de comprendre la dynamique ainsi que la nature et l’étendue des transformations vécues par les CPE. Nous utilisons pour cela, outre la littérature sur l’économie sociale et solidaire, deux théories que nous croyons complémentaires. D’abord, la théorie institutionnelle nous fournit un modèle pour comprendre la dynamique macro qui influence les transformations des organisations communautaires. Deuxièment, la théorie de l’activité permet d’étudier les changements sur le plan micro-organisationnel dans leur contexte sociohistorique et favorise ainsi l’examen du processus par lequel les pratiques locales sont influencées par, et influencent, le développement de leur contexte institutionnel. Ce lien entre micro- et macro-analyse est réalisé grâce au concept de contradiction, définie comme une source de changement et de développement, dans la mesure où l’interaction des macrologiques institutonnelles est exprimée localement par le biais de tensions et de conflits sur le plan micro-organisationnel.
Pour examiner ce processus, nous analysons deux CPE présentant deux contextes différents : une organisation située dans un milieu de travail (c’est-à-dire, un centre qui offre ses services à une entreprise spécifique) et un Centre en quartier défavorisé. La comparaison nous a permis de dégager une gamme assez large de réactions et de situations distinctes au sein d’un même phénomène. La méthodologie de notre thèse comprend une recherche ethnographique qui présente l’observation participante, l’analyse de documents et les entrevues. Nous avons effectué approximativement 100 heures d’observation dans chaque centre, interviewé environ 10 membres de chaque organisation et consulté des documents internes et des archives historiques.
Notre analyse de cas des CPE Abeilles et Fourmis nous amène à faire deux contributions importantes. D’abord, elle démontre la capacité de l’acteur résistant à nuancer l’impact des logiques institutionnelles. Dans nos organisations, nous avons identifié plusieurs formes de travail institutionnel à travers lesquelles des groupes similaires dans chaque organisation ont réussi à protéger leurs pratiques originelles. Deux de leurs moyens de défense institutionnelle nous ont semblé particulièrement importants : d’une part, une stratégie d’isolement afin de sauvegarder leur logique communautariste originelle de l’influence externe; d’autre part, la combinaison des logiques communautariste et professionnelle par un processus d’hybridation des pratiques.
De plus, ces mêmes acteurs ont été capables de créer (de façon planifiée ou non) des nouveaux outils, des règles et des formes de fonctionnement qui leur ont fourni un soutien fondamental pour défendre leurs façons de faire. Nous croyons que l’identification de ce processus de résistance innovatrice, au moyen duquel les acteurs inventent des pratiques inédites pour répondre à l’influence de nouvelles logiques institutionnelles, est un phénomène jusqu’ici peu étudié que notre analyse permet de mieux comprendre.
La deuxième contribution de notre travail est l’identification du rôle du méso-contexte comme filtre des logiques macro-institutionnelles. Nous avons découvert que, dans les deux centres observés, les caractéristiques du quartier ou de l’entreprise auxquelles ils étaient attachés ont aidé à renforcer certaines logiques au détriment d’autres. Ce facteur est essentiel à la mise en place de certains des mécanismes micro-institutionnels cités ci-dessus. Notre étude a réussi, ainsi, à lier ces trois niveaux d’analyse – macrosocial, mésolocal et micro-organisationnel – pour dégager un portrait dynamique et riche de l’interaction entre les grandes logiques institutionnelles et les petits acteurs.
Mots-clés : contradiction, institutionnalisation, organisation communautaire, contexte socio-historique, pratique, résistance, innovation, outils.