Le fonctionnement des organisations dans les milieux de culture intense, le cas des banques islamiques

« La vie est ténèbre, si elle n’est pas animée par un élan. Et tout élan est aveugle, s’il n’est pas guidé par le Savoir. Et tout est vain, s’il n’est pas accompagné de Labeur. Et tout labeur est futile, s’il n’est pas accompli avec Amour. Et lorsque vous travaillez avec amour, vous resserrez Vos liens avec vous- même, avec autrui et avec Dieu. » Et qu’est-ce que travaillez avec amour ? C’est tisser un vêtement avec des fils tirés de votre cœur, comme si votre bien-aimée devait le porter. C’est bâtir une maison avec affection, comme si votre bien-aimée devait l’habiter. C’est semer des graines avec tendresse et récolter la moisson avec joie, comme si vos enfants devaient en manger le fruit. C’est insuffler en toute chose que vous façonner un Zéphyr de votre esprit. Et savoir que tous les morts bienheureux se tiennent Auprès de vous et veillent sur votre travail. » Khalil Gibran (1923) Introduction générale Les deux dernières décennies ont vu l’émergence et le développement d’une nouvelle industrie : l’industrie bancaire islamique. Cette industrie se caractérise par des opérations bancaires excluant l’utilisation de l’intérêt « interest free banking ». Les banques islamiques sont considérées comme une aberration parce que, dans le cadre d’une nouvelle logique, elles sont venues défier l’ordre institutionnel établi et contrevenir de ce fait aux normes bancaires classiques et aux règles de contrôle imposées par les autorités du contrôle bancaire. Pourtant, ces banques se développent partout à travers le monde et enregistrent des taux de croissance inhabituels dans l’industrie. Elles ne devraient pas exister et pourtant elles sont là. Qu’est ce qui leur a permis de défier l’ordre établi ? Quelle est la logique qui se cache derrière leurs succès ? Que peut-on apprendre de ces succès ? Peut-on les obtenir dans d’autres domaines, dans des environnements différents ? Ces questions, simples en apparence, vont nous préoccuper tout au long de notre travail de recherche. Les théories et autres cadres conceptuels classiques utilisés dans le domaine de la stratégie organisationnelle et, en particulier, la relation organisation - environnement tâche ne semblent pas être, à cet égard, d’un grand secours pour nous aider à expliquer le fonctionnement de ces organisations. En effet, les milieux de culture intense dans lesquels opèrent les banques islamiques, qui sont des milieux caractérisés par la transcendance et l’omniprésence de la religion islamique avec tout ce que cela comporte comme contraintes, et la conjoncture sociale et politique dans laquelle ces organisations ont vu le jour, ont rendu complexe la compréhension leur fonctionnement. L’introduction de nouveaux concepts et de nouvelles approches s’avère donc indispensable. Nous savons que la théorie de la contingence est venue réfuter l’approche du « one best way » pour ce qui a trait à la structuration des organisations. Elle met l’accent, en particulier, sur le fait que la relation organisation - environnement privilégie le rôle prédominant de l’environnement tâche tel que l’ont exposé Dill (1958) et Thompson (1967). Dans un tel contexte, l’attention se porte sur les transactions qu’effectue l’organisation avec les principales entités de l’environnement tâche, et sur les ressources rares dont l’organisation a besoin et qu’elle doit acquérir et contrôler dans un contexte de concurrence vive, vis- à- vis de ces ressources, et ce pour assurer son succès et sa survie, Emery et Trist (1965) ; Lawrence et Lorsch (1967) ; Pfeffer et Salancik (1978). Selon cette approche, les organisations ne survivent que si elles sont efficaces. En général, leur efficacité découle de leur capacité à gérer les demandes contradictoires de l’environnement, particulièrement celles des groupes d’intérêts dont elles dépendent pour leur survie. Notre propos est de démontrer que la théorie de la contingence n’est pas applicable partout, en ce sens qu’elle ne peut être universelle. L’environnement tâche n’est pas partout uniforme. Il existe des contextes où l’influence de l’environnement tâche sur l’organisation est presque secondaire. L’objectif de cette recherche vise à étudier le fonctionnement des organisations dans ce que nous venons d’appeler « milieux de culture intense », qui sont des milieux caractérisés par des contraintes majeures et où prédominent de fortes idéologies, religions, croyances, etc. Ces derniers facteurs constituent ce que nous appellerons, par opposition à environnements tâches, environnements intangibles. Selon la théorie que nous comptons développer, les contraintes majeures qu’exerce l’environnement intangible sur l’organisation et la relation de celle-ci avec l’environnement tâche dans un contexte de rareté de ressources vont être les deux parties d’une équation qui régit la relation organisation - environnement et les facteurs principaux qui influencent le degré de sa performance. Cette approche qui met en jeu le rôle de l’environnement intangible se dissocie de l’approche classique. Dans cette perspective, les deux environnements, quoique complémentaires, peuvent toutefois avoir des effets contradictoires sur l’organisation. Nous pensons que dans le cadre de cette perspective, une nouvelle théorie en matière de gestion organisationnelle peut être développée. L’idée du rôle d’un environnement autre que l’environnement tâche a été implicitement perçue par quelques auteurs : par exemple, les adeptes de la théorie institutionnelle comme Oliver (1997), qui parle de l’environnement institutionnel, ou d’autres comme Bourgeois (1980), qui parle de l’environnement général. Il n’y a pas eu, cependant, de tentatives visant à identifier ou à donner une structure à la nature et au rôle de l’environnement intangible en matière de gestion stratégique. Ceci est dû probablement au fait que l’environnement intangible, à l’inverse de l’environnement tâche, est un monde d’idées et que le domaine des idées est indéterminé, très difficile à structurer et à rendre opérationnel. Ce travail vise, entre autres, à démontrer qu’il est possible de tenter de définir et de structurer cet environnement intangible. L’une des grandes prémices de notre théorie résulte de la croyance que dans les milieux de culture intense, les formes organisationnelles ne sont pas seulement influencées par l’environnement proche de l’organisation ou environnement tâche, mais également et surtout par l’environnement intangible. Dans le cadre de notre approche, l’organisation est soumise à l’influence de deux pôles. L’un favorisant le changement, du fait de sa turbulence qui résulte de la prédominance de l’incertitude et de l’interdépendance de ses éléments constitutifs, et l’autre la stabilité et la continuité, à cause de son caractère prévisible. Il génère de ce fait des contraintes majeures pour l’organisation. Le premier pôle est la résultante de l’environnement tâche et le second, de l’environnement intangible. Parallèlement à l’action de l’environnement tâche, nous essayerons de montrer la façon dont l’environnement intangible affecte et contraint les organisations opérant dans les milieux de culture intense ; et comment les organisations traduisent ces contraintes dans leurs configurations, structures et stratégies organisationnelles. Cet exercice constituera en quelque sorte un guide en matière de design et de gestion des organisations opérant dans des milieux de culture intense. À partir d’une revue critique de la littérature portant sur l’environnement organisationnel, en particulier, les systèmes ouverts et systèmes fermés, les approches déterministes et non déterministes, la théorie de la contingence, la théorie « resource based view of the firm » et la théorie institutionnelle, nous nous proposons de mener une recherche qualitative qui vise à conceptualiser la gestion du changement organisationnel dans les milieux de culture intense. Pour répondre à notre question principale : comment fonctionnent les organisations dans les milieux de culture intense, il nous faudra répondre aux deux sous- questions suivantes: - Quelles formes d’organisation faut-il pour opérer dans un milieu de culture intense ? - Quel degré d’autonomie possèdent les dirigeants devant gérer des organisations dans un tel contexte? Notre travail de recherche s’appuie sur une méthodologie qui privilégie les études de cas. Nous avons choisi trois cas impliquant une banque islamique issue de la conversion d’une fenêtre islamique au sein d’une banque commerciale classique (L’ABC Islamic Bank), une banque islamique d’investissement (L’Islamic Investment Company of the Gulf), et une banque islamique commerciale de détail (La Bahrain Islamic Bank), Ces trois banques ont leur siège social dans l’État de Bahrain que nous avons donc choisi comme terrain. Nous avons puisé dans plusieurs sources d’informations dans le processus de collecte de données. Les plus importantes sont les entrevues non structurées et l’analyse documentaire. Les informations recueillies sur les trois cas, leur transcription, l’identification des thèmes, le codage, la dé-contextualisation, puis la re-contextualisation nous ont permis d’écrire nos cas et nous avons ensuite pu confronter et vérifier nos propositions. Notre thèse comporte sept chapitres et une conclusion générale. Le premier chapitre expose au lecteur les principes qui sous-tendent l’Islam, la gestion dans un contexte islamique, les opérations et le fonctionnement des banques islamiques dans un tel contexte. Ce chapitre est essentiel, parce qu’en plus de donner un aperçu sur l’importance de cette nouvelle industrie, il permet de se familiariser avec l’environnement dit «doctrine intensive» et une meilleure compréhension de la problématique étudiée. Le deuxième chapitre fait, dans une première étape, un survol de la littérature ayant trait à l’environnement organisationnel. Après ce survol, nous tenterons de replacer notre propre conception de la relation- organisation pour ensuite passer à la définition de nos concepts de «milieu de culture intense» et «d’environnement intangible». Dans une seconde étape, nous exposerons les fondements de notre nouvelle théorie et le modèle conceptuel du changement dans les organisations opérant en milieu de culture intense, qui en découle. Cette nouvelle perspective théorique nous permettra d’expliciter les conditions dans lesquelles les organisations sont créées, se développent, survivent ou meurent. De ce modèle, nous déduirons également un cadre d’analyse des déterminants de la performance organisationnelle en milieu de culture intense. Ce modèle et ce cadre d’analyse nous permettront de fournir une meilleure compréhension du fonctionnement des organisations en milieu de culture intense. Le troisième chapitre expose l’approche méthodologique de notre recherche. Nous commencerons ce chapitre par une discussion des alternatives méthodologiques. Pour ce faire, nous passerons en revue les différents points de vue en la matière, en analysant leurs avantages et leurs inconvénients pour notre recherche ; ce qui nous permettra de préciser nos choix méthodologiques et de cerner l’approche de recherche que nous aurons estimée être la plus appropriée. Nous aborderons ensuite les questions relatives au design de recherche et à sa mise en œuvre, au choix du site, aux procédures de cueillette et de codification des données, à l’écriture des cas et au traitement de nos questions de recherche, en nous appuyant sur ces cas et en les utilisant comme illustration. Le quatrième chapitre commence par une présentation de l’environnement de Bahrain qui est le site des cas que nous devons étudier. Bahrain est un centre financier international où se côtoient banques classiques et banques islamiques. Bahrain, qui se caractérise par un environnement « doctrine intensive » modéré, s’est donné comme vocation d’être le premier centre bancaire islamique. Dans une deuxième partie, ce chapitre présente trois cas de banques islamiques présentant des formes organisationnelles différentes. Chacun de ces cas passe en revue l’évolution de ses formes d’organisation depuis leur création jusqu’à la fin de l’année 1999. Le cinquième chapitre cherche à répondre à notre première sous-question : quelle(s) forme(s) d’organisation faut-il pour opérer dans un milieu de culture intense ? Ce chapitre s’appuie sur les résultats et les différents patterns découlant du quatrième chapitre pour analyser les différentes formes d’organisation qui ont vu le jour et que nous avons étudiées. Il met en relief le rôle de l’environnement intangible dans la détermination de ces formes d’organisation et définit les conditions requises pour les formes d’organisation conçues dans d’autres environnements et désirant opérer dans un milieu de culture intense. Il propose enfin un pattern d’évolution des formes d’organisation opérant dans les milieux de culture intense. Le sixième chapitre, quant à lui, cherche à répondre à notre deuxième sous-question : de quel degré d’autonomie disposent les dirigeants qui gèrent des organisations opérant dans des milieux de culture intense ? Le chapitre quatre va également nous servir de base pour analyser le rôle des dirigeants dans un tel contexte. Dans les organisations opérant dans un milieu de culture intense, le dirigeant joue un rôle crucial. L’objectif du dirigeant n’est pas seulement de maximiser le rendement financier des actionnaires, mais aussi d’atteindre des objectifs non monétaires ayant trait à la communauté, à la société, à la religion. Pour s’acquitter de sa tâche, l’organisation doit se conformer à une éthique et les dirigeants sont appelés à implanter une culture éthique au sein de leur organisation. Cette exigence fait que les dirigeants sont soumis à un système de double gouvernance : du conseil d’administration et d’un comité d’éthique pour ce qui concerne les transactions et le comportement des dirigeants. Le dirigeant s’évertue, donc, à arbitrer les exigences contradictoires de ces deux systèmes et à réaliser un équilibre presque impossible entre les exigences des actionnaires et celles du comité de la Chari’a. Enfin, le septième chapitre nous permettra de répondre à la principale question que pose notre recherche : comment fonctionnent les organisations opérant dans un milieu de culture intense ? Ce chapitre conceptuel fait en quelque sorte la synthèse des résultats des trois chapitres précédents. En nous appuyant sur la théorie institutionnelle, nous tenterons d’articuler, dans ce chapitre, notre théorie relative au fonctionnement des organisations opérant dans les milieux de culture intense. Nous clôturerons cette thèse par une conclusions générale qui résume et synthétise notre travail de recherche en faisant ressortir la contribution que celui-ci apporte, ainsi que ses limites. Nous avons aussi réservé quelques prescriptions à l’attention des praticiens des banques islamiques, des investisseurs et pour tout ceux qui s’intéressent à cette industrie en tant que nouvelle source de fonds. En accomplissant ce travail, nous avons suivi le conseil de Mills (1959) qui dit : «Let every man be his own methodologist». Ce sont toutes les personnes que nous avons interviewées qui ont écrit cette thèse. Nous les avons, tout au long de ce travail, laissées parler. Notre rôle a simplement été celui d’accoucheur parfois ou de coordinateur ou encore de «stage manager».

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